Communiqué de presse
🗣️ INTERVIEW - Paris-Saclay va former l’ensemble de ses étudiants aux IA "dès la rentrée 2025"
🗣️ INTERVIEW - Paris-Saclay va former l’ensemble de ses étudiants aux IA "dès la rentrée 2025"
AEF info : Vous avez été nommé vice-président en charge de l’intelligence artificielle de l’université Paris-Saclay début avril 2025 (lire sur AEF info), tout en restant directeur de l’Institut DataIA (centre de recherche de l’université, labellisé IA-Cluster). Quelle est votre feuille de route ?
Frédéric Pascal : Elle comprend plusieurs actions déjà présentes dans celle de l’Institut DataIA (lire sur AEF info), par exemple : mathématiques de l’IA, IA pour la santé, et IA et physique. Un gros volet porte sur la formation à l’usage des IA, à commencer par celle de l’ensemble des personnels administratifs et techniques, qui va commencer très prochainement : les premières sessions de formation débuteront en juin 2025. Elles seront ensuite généralisées aux 8 000 personnels des services administratifs et techniques de l’université.
Ma feuille de route comprend également la formation des formateurs, qui sera pilotée par l’ENS Paris-Saclay. Elle se penchera dans un premier temps sur la formation "IA+X", le "X" représentant les disciplines dans lesquelles nous allons rajouter de l’IA, telles que : la physique, la chimie et la médecine. Le besoin de montée en compétences sur l’IA est immense et concerne tout le monde, mais il nous est impossible de recruter des centaines de personnes expertes en IA. Il n’y a ni assez de moyens, ni assez de profils. La meilleure réponse est donc de "fonctionner en arbre", c’est-à-dire de former des enseignants experts de leur discipline et possédant déjà une appétence pour l’IA et le numérique, et qui pourront ensuite former plus largement des collègues.
"Dès la rentrée 2025, nous allons déployer auprès des 48 000 étudiants de l’université le 'BrevetAI'."
AEF info : Vous allez aussi déployer une formation à large échelle pour les étudiants, dès la rentrée prochaine ?
Frédéric Pascal : C’est en effet un autre volet du sujet formation, cette fois nommé "X+IA" et qui s’apparente à de l’acculturation. Il s’agit ici d’ajouter de l’IA à des disciplines telles que le droit et la sociologie. Dès la rentrée 2025, nous allons déployer auprès des 48 000 étudiants de l’université le "BrevetAI" que nous développons et testons depuis 2024. C’est un cours en "learning by doing" ("apprentissage par le faire") généraliste, censé apporter une culture générale de base sur l’IA : qu’est-ce qu’un algorithme, que sont les données et biais, les impacts écologiques, les considérations éthiques à avoir, etc. Il ne faut pas se leurrer, les étudiants utilisent massivement les IA, et pas forcément de la bonne manière. Il est donc essentiel qu’ils comprennent comment fonctionnent les IA et quels en sont les biais potentiels, même si ces connaissances ne sont pas impératives pour savoir s’en servir.
Divisée en quatre cours répartis sur deux modules, cette formation d’une vingtaine d’heures sera transverse entre les différents types de formations (licence, BUT, DUT) et disciplines. Nous allons l’intégrer en priorité sur la 1re année des diplômes du 1er cycle, tout en le proposant à des étudiants déjà présents les années précédentes. Le développement de cette formation s’est fait en interne avec le concours d’enseignants-chercheurs, ingénieurs pédagogiques, designers et des étudiants. De quoi s’assurer que ces cours soient bien utilisables par tous, avec un bon consensus pédagogique. À la fin, le "BrevetAI" donnera droit à un open badge récompensé de 2 ECTS, qui monteront à 3 en juin 2026 lorsque nous le compléterons avec un nouveau module consacré aux IA génératives. L’objectif est de consolider cette formation au fil du temps en le complétant avec des modules supplémentaires propres à des disciplines et niveaux d’études.
Nous sommes également en discussion avec PIX afin de déployer ces modules dans le secondaire. Plusieurs tests ont été réalisés en ce sens dans des lycées, nous nous interrogeons également sur le niveau collège.
AEF info : Est-ce que ces modules pourraient aussi être utilisés à l’UVSQ et l’université d’Évry, dans une logique "d’université intégrée" avec Paris-Saclay ?
Frédéric Pascal : Tout à fait, et nous avons reçu des demandes en ce sens. Notre vocation est de les proposer à l’ensemble de l’ESR français. Cependant, la grande question reste l’interopérabilité : si les cours sont sur eCampus chez nous, tout le monde ne fonctionne pas avec les mêmes systèmes informatiques. De même, certains établissements pourraient ne pas vouloir s’emparer des ECTS proposés dans ces modules.
AEF info : Revenons à la formation des enseignants. L’objectif derrière est bien de changer le contenu des formations proposées aux étudiants ?
Frédéric Pascal : Il faut distinguer deux aspects sur la formation. D’un côté, il faut former l’ensemble de la société à un pan finalement assez restreint du sujet, à savoir une bonne utilisation des IA - notamment génératives -, avec du prompting, une culture générale de base, etc. C’est justement ce que nous nous employons à faire avec le "BrevetAI".
D’un autre côté, il faut faire évoluer la formation au niveau disciplinaire, ce qui demande un travail plus poussé et spécifique, pour des usages plus experts et des compétences nouvelles qui répondent aux besoins du marché du travail. Une logique qui s’applique aussi à la formation continue, avec une forte demande des entreprises pour faire monter en compétences leurs collaborateurs. L’objectif de la formation des enseignants est donc bien, pour partie, que ces derniers forment les étudiants à l’IA, via l’évolution de leur propre cours et la création de nouveaux contenus spécifiques à leurs disciplines.
"Il faut le reconnaître, le transfert de la science vers le monde socio-économique demeure un chantier important pour notre université. Des défis subsistent : les processus administratifs, parfois complexes, et des ressources limitées dans certains domaines peuvent freiner notre réactivité."
AEF info : Donc même un poids lourd comme Paris-Saclay, avec sa forte identité "technophile" et sa force de 800 chercheurs et enseignants experts sur les IA, n’a pas été en mesure d’anticiper cette vague de l’IA générative et ses répercussions sur l’enseignement ?
Frédéric Pascal : Il faut vraiment distinguer la recherche de la formation. Les premiers LLM, avant même ChatGPT, ont été développés dans nos murs, par exemple le modèle flauBERT, développé par des anciens et entraîné sur les serveurs du LISN (ex-LIMSI) en 2019, avant la création de Jean Zay, sans oublier qu’un des fondateurs de Mistral AI est passé chez nous… Au niveau scientifique, Paris-Saclay est très en avance. Côté formation, le projet SaclAI-School, qui développe le BrevetAI, a également démarré avant le lancement de ChatGPT.
Cependant, il faut le reconnaître, le transfert de la science vers le monde socio-économique demeure un chantier important pour notre université. Des défis subsistent : les processus administratifs, parfois complexes, et des ressources limitées dans certains domaines peuvent freiner notre réactivité, notamment en ce qui concerne le transfert de l’innovation.
La révolution que nous vivons sur l’IA met en lumière une autre faille : le pilotage de projets stratégiques, comme le déploiement massif de formation à l’IA, ou l’adoption de l’IA dans les services administratifs, voire pour les activités de recherche, est difficile. Tout est très "individu dépendant", il faut parvenir à embarquer les personnes dans les projets. Tout cela freine notre capacité d’anticipation. Un autre exemple : légalement, nous pourrions avoir des enseignants-chercheurs qui passeraient 50 % de leur temps en entreprise et seraient donc bien plus au contact des besoins du marché du travail ; mais dans les faits, c’est très difficile à mettre en place.
"Notre IA-Cluster DataIA (20 millions d’euros au total) vise quant à lui "l’excellence" et va notamment nous permettre de doubler le nombre d’étudiants formés au niveau "expert" entre 2024 et 2029, afin d’atteindre chaque année 1 500 - 2 000 étudiants diplômés sur un niveau M2 ou équivalent."
AEF info : Quels sont les montants investis par Paris-Saclay sur les différents volets "formation" de votre feuille de route ? Avec quelles sources de financements ?
Frédéric Pascal : Le "BrevetAI" est financé dans le cadre de notre projet AMI CMA SaclAI-School lancé en 2022 (11,4 millions d’euros), qui permet plus largement de massifier la formation aux IA à l’université, y compris la FTLV (lire sur AEF info). En plus de recruter des professeurs attachés et de développer ce "BrevetAI", cette enveloppe nous permet de développer des plateformes. L’une d’elles, ContractIA, a d’ailleurs permis aux étudiants de s’inscrire à l’université après la cyberattaque que nous avons subie l’été dernier.
Notre IA-Cluster DataIA (20 millions d’euros au total) vise quant à lui "l’excellence" et va notamment nous permettre de doubler le nombre d’étudiants formés au niveau "expert" entre 2024 et 2029, afin d’atteindre chaque année 1 500 à 2000 étudiants diplômés sur un niveau M2 ou équivalent. Par exemple, le master MVA est passé à 260 étudiants (+50) et nous avons créé de nouvelles formations, comme le master "mathématiques et IA" et le mastère spécialisé "IA de confiance". C’est aussi au sein de ce cluster qu’est prise en charge la formation des formateurs, sur laquelle nous investissons 1 million d’euros sur cinq ans. La formation des personnels administratifs est plus difficile à chiffrer, car certaines ressources viennent du cluster, d’autres du CMA, et nous devons décider de quels logiciels nous allons nous munir. Cependant, je peux déjà dire qu’il y aura des licences Mistral AI.
Un autre volet financé par l’IA-Cluster concerne la mobilité internationale de nos étudiants en IA, avec l’objectif de gommer les inégalités entre grandes écoles et universités. Par exemple, à CentraleSupélec, quasiment tous les étudiants partent entre 12 et 18 mois à l’étranger, par le biais de stages ou d’une césure. C’est plus rare à l’université, pour des raisons d’accompagnement et de moyens. Ainsi, des bourses vont être données à des étudiants en licence et en master, ce qui leur permettra d’ouvrir leurs horizons pour découvrir les différentes façons dont l’IA est enseignée ailleurs dans le monde. Nous voulons également les encourager à se diriger vers des PhD/thèses. De quoi soutenir davantage l’internationalisation de notre université par le biais de la formation, qui est souvent le parent pauvre de l’université comparé à la recherche.
AEF info : Ces AMI et AAP donnent accès à des financements "one-shot", alors qu’il faudra former les étudiants et enseignants sur un temps très long, au fil des renouvellements de générations. Comment allez-vous pérenniser ces dispositifs ?
Frédéric Pascal : Notre modèle de pérennisation passe par trois aspects. Le premier est l’intégration de l’Institut DataIA, qui porte l’ensemble de ces projets, dans l’organigramme de l’université Paris-Saclay, ce qui permet d’apporter une partie des fonds via l’université et ses établissements composantes. Un autre aspect du financement concerne la formation continue pour les entreprises. Nous avons déjà pas mal développé l’offre, avec de la formation sur catalogue mais également sur mesure, ce qui permet de faire entrer de l’argent que nous pouvons réinjecter dans la formation initiale et continue.
Le dernier volet concerne les industriels. DataIA a mis en place un système de partenariats industriels, avec un coût d’adhésion compris entre 5 000 et 30 000 euros l’année, selon les capacités de l’entreprise (par CIR ou mécénat). Les industriels peuvent participer au développement de notre recherche via des collaborations, mais également venir enseigner dans nos programmes en tant que professeurs attachés. Nous en avons recruté 50 en deux ans (Renault, Thalès, Sanofi, SLB - anciennement Schlumberger -, EDF, etc.), ce qui nous coûte une grosse somme : 600 000 euros l’année. Nous souhaitons à terme que les entreprises prennent en charge cette rémunération en interne, en échange d’un accès privilégié à nos étudiants formés à un haut niveau d’IA, pour attirer les meilleurs talents.
"Je sais que des enseignants-chercheurs et personnels ont pris, à titre individuel, des licences chez ChatGPT, Mistral, Claude, etc., mais je n’ai aucun moyen d’avoir une vision dessus et d’en évaluer l’importance."
AEF info : Quels sont les autres éléments de votre feuille de route ?
Frédéric Pascal : Nous avons le projet de développer une charte des usages de l’IA, avec l’objectif de la proposer aux facultés en juin prochain. Nous nous inspirons pour cela de différentes chartes déjà parues, par exemple à Orléans, Rennes ou via les projets DemoES.
Un autre sujet, et pas des moindres, porte sur la rationalisation de nos ressources. Il faut créer un point d’entrée de référence à Paris-Saclay sur l’acquisition de licences sur des solutions numériques, en tout cas sur la partie formation et sans aller sur le volet recherche. Je sais que des enseignants-chercheurs et personnels ont pris, à titre individuel, des licences chez ChatGPT, Mistral, Claude, etc., mais je n’ai aucun moyen d’avoir une vision dessus et d’en évaluer l’importance. C’est un sujet extrêmement important, sachant que les serveurs sur lesquels sont hébergées ces solutions tournent aux États-Unis, ce qui pose question sur la souveraineté de nos données.
Enfin, je trouve que ce qu’il se passe en ce moment avec RaGaRenn ainsi qu’avec le consortium autour de Mistral est très intéressant, avec cette volonté de mutualisation. Entre les IA-Cluster, les CMA et les DemoES, nous sommes passés par une grosse phase de mise en compétition entre les établissements. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de fédération et de collaboration, ce que je trouve pertinent : de l’argent public a été injecté, il faut maintenant que cela bénéficie au plus grand nombre.
AEF info : L’ancien ministre de l’ESR, Patrick Hetzel, vous a confié en décembre 2024 le pilotage d’une mission sur "l’intelligence artificielle dans les pratiques pédagogiques", en duo avec François Taddei, président du Learning Planet Institute (lire sur AEF info). Où en est cette mission ?
Frédéric Pascal : Elle a été confirmée par Philippe Baptiste et se poursuit, avec l’appui de l’IGESR. La constitution d’un seul ministère réunissant les enseignements scolaire et supérieur permet de faciliter les échanges sur les sujets de formation.
Nous avons débuté en janvier et la mission devrait s’arrêter en juin prochain. Dans ce cadre, un questionnaire a été envoyé mi-mars à tous les établissements de l’enseignement supérieur (étudiants, personnels administratifs et techniques, enseignants et enseignants-chercheurs, etc.). Le but est de réaliser un état des lieux des usages de l’IA tout en élargissant un peu le périmètre initial de la mission afin de réfléchir à ce qu’est l’enseignement supérieur à l’heure de l’IA.